Neruda de Pablo Larrain

Une traque insolente dont le poète ressort à poil, et sa poésie, triomphante

Présentée en avant-première à L’Atalante de Bayonne avant de faire l’ouverture du Festival Amérique Latine de Biarritz ce lundi, la vision de Neruda du Chilien Pablo Larrain s’offre comme une course effrénée et extralucide dans l’imaginaire d’un monstre sacré, venu d’un temps où les mots des poètes, plus grands que la vie, devenaient la vie-même.

Ce serait une histoire qui commence dans les latrines luxueuses et ouatées d’un Sénat chilien où les débats d’importance semblent tous se dérouler la braguette ouverte, et qui se termine dans un bordel, pantalon par-dessus tête et champagne dégluti au cul de la bouteille.

Ce serait une histoire qui s’ouvre avec un dilemme que peu sont amenés à résoudre dans leur vie – se rendre docilement aux autorités ou fuir la police politique – et qui se clôt avec la vision épiphanique d’un fugitif fasciné, portant assistance à son traqueur raidi par les neiges andines, pour mieux lui redonner vie, le verbe rond et l’œil inspiré, sur un bateau mouche parisien.

Ce serait une histoire qui démarre avec des mots d’esprit, des joutes périlleuses et pérorantes de politiciens rôdés au pouvoir destructeur du verbe, et qui prend son envol dans la puissance de la langue poétique de Neruda, habitant littéralement tout un peuple subjugué, du travesti de cabaret à l’œil humide, carrure de rugbyman et fragilité de porcelaine, aux groupes d’ouvriers grévistes persécutés et violentés par le pouvoir chilien.

Nous sommes en 1947. Le poète et sénateur communiste Pablo Neruda, authentique enfant du peuple, a pris désormais ses quartiers dans l’univers confiné et douillet de la bourgeoisie et en savoure avec une gourmandise d’ogre enfantin tous les plaisirs, des plus raffinés aux plus triviaux. « Méconnaissable », le poète des pauvres et des opprimés ? C’est en tous les cas ce que lui chuchote avec satisfaction la peintre Délia de Carril, son aristocrate épouse, lors d’une soirée où grimé en Lawrence d’Arabie, il déclame sa propre poésie, mi-grisé, mi-blasé, « tous les yeux, toutes les lèvres pour lui », ironise la voix off.

Inconscient ou sublime, le héraut des damnés de la terre ? On se pose la question, attablés avec lui lors d’une fiesta, lorsqu’une humble femme de ménage un peu ivre le prend à partie : « Et quand le communisme arrivera, tout le monde ressemblera à qui ? A vous ? Ou à moi qui nettoie la merde des bourgeois depuis l’âge de 11 ans ? » Le bon mot de Neruda claque en retour : « On sera tous comme moi, on passera la journée au lit et on forniquera dans la cuisine. » 

A première vue, Chiliens et Français partagent cette passion particulière du bon mot, de la formule assassine, du trait d’esprit ravageur irrigué par une culture littéraire impeccable. Et le poète sénateur n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de dénoncer les dérives ultra-droitières du président Gonzàles Videla, qu’il a pourtant contribué à élire comme candidat de la gauche (sic).Sa verve talentueuse, exercée bruyamment, lui vaudra, lors d’un dernier entretien, cette tentative d’oracle de la part d’un chef d’Etat qui vient d’interdire le Parti Communiste, faisant basculer militants et élus dans la clandestinité : « Vous devriez écrire un livre quand vous serez en prison. Vous pourriez l’intituler Poèmes Carcéraux. »

Ce serait une histoire dans laquelle le poète – qui choisira in fine la fuite et l’exil – grimé façon Dupont et Dupond, l’œil goguenard d’un Rastapopoulos, est baladé dans le Chili entier, pour être finalement mis à poil, ramené à ses petits arrangements avec le réel, à son amour de l’Homme et à son manque d’égards pour les femmes de sa vie, à ses enfantillages au cœur d’une cavale où il risque sa peau : « Bon, et c’est quand qu’on monte à cheval ? », trépigne-t-il au bout du bout des Andes glacées.

Ce serait une histoire qui débute avec un flic déterminé qui entend prendre le pouvoir sur le déroulé d’une cavale en s’emparant de la voix off d’un film et qui glisse vers un personnage surréel, Gabriel Garcia Bernal impeccable en petit bonhomme cyniquement drôle, échappé d’une BD de Tardi, compassé et impuissant, plutôt spécialisé dans le train de retard que dans la longueur d’avance, et bientôt simple ombre portée de l’esprit joueur de Neruda.

Ce serait une histoire dans laquelle le cinéaste chilien Pablo Larrain, sur un mode très éloigné du saisissant effet douche froide provoqué par son précédent El Club, mais avec les fils rouges de l’engagement politique déjà tendus dans No, se saisit non pas de la vie de Neruda, mais de l’impact de Neruda sur la nôtre. Et de nous embarquer à sa suite dans une ode tourbillonnante et magique à la fiction, dédiée au désir d’éternité du facétieux écrivain qui organise sa cavale comme il rédigerait un polar : « Je veux que ce soit une traque sauvage », décrète-t-il dès les premiers instants, ravi et frémissant.

C’est devenu une histoire, une histoire dans l’Histoire, une histoire qui aurait pu rester sans mots, n’être jamais dite, mais dont les poèmes de fureur de Neruda ont fait résonner le sel et le sang. Une histoire dont le drame absolu est encore à venir. 1973 est loin et Augusto Pinochet n’est encore que capitaine dans un camp de déportation pour opposants politiques dans le nord du pays. Le monumental Canto General, œuvre maîtresse et volcanique est en pleine écriture et Los Enemigos déjà sur toutes les lèvres des vaincus, faisant vibrer à l’écran les plans de bidonvilles et de chantiers.

A l’année près, la révolte est jumelle de celle du Château des Pauvres de Paul Eluard. Un lyrisme frère. Une puissance pure qui remet à zéro le compteur des frasques du poète. Et sur les partitions infiniment cinématographiques de Penderecki et Grieg, « les yeux noirs du Chili regardent dans la nuit noire » qui s’annonce.

26 septembre 2016 - Eklektika

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