Jackie de Pablo Larrain
Quatre jours chrono pour orchestrer le crépuscule des dieux (et y survivre)
Après la grandeur baroque et enivrante de "Neruda", sorti début janvier, le cinéaste chilien Pablo Larrain fait d’une commande hollywoodienne une plongée en apnée dans l’intimité d’une femme confrontée à la violence du deuil façon affaire d’Etat, et à son furieux désir de légende. "Jackie" a l’élégance, l’intensité et la complexité de son héroïne, et s’avère n’être pas un film de plus sur la galaxie Kennedy, mais bien l’un des plus forts.
« Je ne fume pas », assène Jackie Kennedy les yeux plantés avec défi dans ceux de Theodore H. White, le journaliste de Life, venu l’interviewer à sa propre demande. Le corps de JFK est encore presque chaud, tout juste inhumé. La désormais ex-First Lady fume en réalité clope sur clope, fébrile. Mais elle entend bien dicter mot après mot les termes de la légende au reporter, et lui faire écrire l’article qu’elle voudrait enfin lire. La presse aurait fait en quelques heures d’un président glamour une relique poussiéreuse : elle se charge de la Chanson de Geste.
Fil rouge du film, cet entretien est une des facettes du bluffant kaléidoscope élaboré par Pablo Larrain et le scénariste Noah Oppenheim, tournoyant mais limpide. Les espaces temps s’enchevêtrent et se répondent, va-et-vient imprévisible déroulé sur quatre jours, sinuant au gré des pensées de Jackie, qui avancent par à-coups, toute idée étant, intuitivement mais sûrement, déjouée dans les plans suivants. Poignée de cailloux blancs jetés à la face des étoiles, la légende s’écrit sous nos yeux, se rature, se gomme, se reprend. En dépit du compte à rebours serré entre la balle tirée en pleine tête du Président à Dallas et ses obsèques nationales, dans l’esprit de Jackie Kennedy, l’idée de la postérité et du legs a le temps de faire un brouillon. Où chaque geste compte.
Tout comme Neruda faisait le choix délibéré et fanfaron d’être la victime d’une traque qu’il rêvait "sauvage", panache oblige, Jackie écrit sciemment une histoire qu’elle pense devoir devenir l’Histoire, et qu’elle exige grandiose. L’histoire de l’homme qu’elle a aimé, mais qui s’avèrera, à la hauteur du regard de Pablo Larrain, être tout autant la sienne. La comédienne Nathalie Portman, résolument mimétique, offre à cette jeune femme – so chic, en tailleur Chanel, parfumée par Guerlain, à la diction presque trop précieuse – une vérité trouble, plan après plan, oscillant entre la guerrière intraitable et la fillette terrifiée, mais toujours maîtresse du spectacle.
Le reporter White, armé de son seul crayon à papier, lucide et ironique sur l’héritage Kennedy mais pourtant subjugué, s’entend d’ailleurs dire avec un brin de dédain en préambule, que « les gens croient tout ce qui est écrit, mais que pour l’Histoire, on a la télé maintenant ». Et Jackie saura jouer de ce medium, comme personne peut-être avant elle, pour théâtraliser en grande pompe des funérailles démesurées et millimétrées, retransmises à l’échelle mondiale. Un sens aigu du spectacle donc, comme art politique majeur, ou comme catharsis intime ?
Tout Chilien qu’il soit, Pablo Larrain a saisi à l’os cette passion américaine pour la mise en scène de soi et pour l’entertainment. Jackie imagine faire endosser la légende arthurienne à son défunt mari ? Soit. Mais l’idée jaillit d’abord parce que John était fan de la comédie musicale Camelot, créée à Broadway en 1960 par Richard Burton et Julie Andrews (future Mary Poppin’s). Un couple royal et mythologique, Arthur et Guenièvre : la First Lady déchue voit grand, mais avec les mots maigrelets et les rimes pauvres d’un musical de seconde classe… « N’oubliez pas de sitôt que pour un bref instant brillant, il y eu Camelot ».
Lorsque Jackie, épuisée, désemparée, noyée entre son dressing et quelques verres d’alcool, erre seule dans une Maison Blanche désertée, le vinyle de Camelot claironne bruyamment son enthousiasme fake & made in Broadway. Des visions se superposent alors au film, volées à d’autres écrans dans l’actualité, entre le revival du genre musical tenté en ce début d’année par le LalaLand Damien Chazelles et les images de Donald Trump, camelot en chef, se pointant à la Maison Blanche avec Mélanie en tailleur cachemire bleu ciel, tentative totalement Jackie. Sauf que la fée du glamour présidentiel estampillé Kennedy a posé sa baguette sur le couple Obama et n’entend pas redistribuer les cartes.
Jackie pourrait n’être que le récit des quatre jours les plus hautement politiques de la vie d’une femme, mais c’est peut-être encore plus puissamment le portrait d’un être que la vie précipite au bord d’un gouffre. Une jeune femme projetée à terre par une « Histoire sans pitié, qui ne vous laisse le temps de rien et vous ridiculise », comme le lui jette au visage Robert Kennedy, le frère du Président, hagard. Hantée par le souvenir du Chant des Oiseaux du violoncelliste catalan Pablo Casals convié à la Maison Blanche aux jours heureux, et un peu honteuse d’avouer que Camelot lui tourne en boucle dans la tête, Jackie se sait acculée au vide, éjectée de sa vie façon baptême de parachute.
Elle se confie au vieux prêtre chargé d’orchestrer l’inhumation, doux, délicieux et profond John Hurt, à qui Larrain prête cet antidote aux abysses : « J’ai eu une vie heureuse, et pourtant il m’arrive encore d’aller me coucher le soir et, dans le noir, de me demander si l’existence ne se résume qu’à ça (is that all there is) ? Tout le monde se pose cette question. Et pourtant, le lendemain, on se réveille et on se fait un café. C’est ce que vous faites. Dieu a veillé à ce que cela suffise. » Is that all there is… c’est aussi le titre du mélancolique et lancinant standard américain transformé en hit absolu par Peggy Lee à la fin des 60’s. La passion du spectacle encore, chanter la légende, même quand le Roi est nu, même au cœur du naufrage.
2 février 2017 - Eklektika