Et suivre droit son cœur
Que les choses soient bien claires : le manque d’amour ne tue pas, on en crève, c’est tout. A petit feu, à tout petit bouillon muet, le sourire aux lèvres s’il le faut. Faire bonne figure est une stratégie de socialisation ordinaire pour un paquet d’affamés. Mais même accoutumée à une certaine dose de trop peu, de rien ou de pas grand-chose, au cœur de l’exaspérante cacophonie de la solitude, force est de constater, sismographe braqué sur l’âme, la persistance du chuchotement et des lueurs.
Je sais ce soir qu’au fond du placard intime tambourine le secret espoir que la puissance de feu de Thierry Malandain, être plein et entier, artiste potentiellement aussi affamé d’amour que nous le sommes, pourrait bien enchanter le dîner. C’est donc la faim au ventre, le cœur vorace, perdue au milieu de la foule venue goûter la sortie de création de « La Belle et La Bête », que je m’installe de façon précaire, sur une chaise sciemment choisie pour son inconfort et sa capacité à négocier avec la fatigue du jour en cas de faiblesse. Il y a quelque chose de fébrile dans le flot de spectateurs. Une tension particulière aux soirs de première, un pépiement nerveux qui vous gagne, vous envahit, vous dépossède de vos pensées, jusqu’à être apaisé enfin par l’obscurité qui se fait et les premières notes de Tchaïkovski servies par l’orchestre symphonique d’Euskadi.
Le jour se fait, trois danseurs, en noir et blanc : l’artiste, son corps, son âme. Il faut un certain humour métaphysique pour représenter la dualité de l’être par un trio. Ou un penchant pour une vision orientale façon yin-yang selon laquelle opposition, interdépendance et unité se résolvent, se dissolvent et s’engendrent perpétuellement en un seul et même tourbillon vital infini. Ou est-ce tout simplement le désir de dire la complexité de la création et du geste artistique, de dompter les démons, d’apprivoiser les affres, d’harmoniser les sentiments, de cheminer vers le beau, l’épure, la quintessence ?
Mais bientôt le conte et sa douce mystification l’emportent sur le monde intérieur de l’artiste en souffrance, sorte de double « intranquille » de la Bête. La cour est joyeuse, le divertissement une religion, c’est léger et doux comme un printemps valsé, insouciant et chatoyant de l’or patiné qui cerne les tableaux d’hier. On danse un menuet, on sourit, on jouit, c’est que ce petit monde est frivole, que voulez-vous. Quand soudain l’un des immenses rideaux noirs qui seuls feront décor d’un bout à l’autre du récit – abri, refuge, sombre forêt, antre, espace-temps dissocié, intimité retrouvée – absorbe la fête moirée, tandis que les oripeaux du bonheur bourgeois jonchent peu à peu la scène sur les sonorités sourdes du basson et de la contrebasse. La pauvreté s’invite au dîner, grise, austère, discrète mais sûre, sans complications ni entrechats. Le dénuement, c’est simple comme bonjour lorsqu’il n’est pas une éthique mais un destin.
A peine plus tard, le père, dans la nuit égaré, s’est réfugié dans l’antre sylvestre et aristocratique de la Bête. D’une image saisissante, Malandain convoque la puissance de l’imaginaire fantastique avec sa monumentale table de conte, quasi personnage, animal fantastique prêt à bondir, frémissante d’une vie propre autour de laquelle la liturgie du merveilleux s’accomplira sans faillir : la coupe est portée aux lèvres, le voyageur s’endort, et le petit matin porte la blancheur éblouissante d’une rose iridescente, virevoltant sur le plateau, arrachée contre son gré au corps et à l’âme de la Bête, scellant pour jamais le destin de la Belle.
Consolider un royaume, redorer un blason, s’acheter une respectabilité, calmer un courroux divin, épargner des vies ou arrondir des fins de mois… Il est toujours déconcertant de constater la facilité avec laquelle est livré le corps des filles au profit des familles. La Bête est horrifiante et ténébreuse, certes, et le fatum du conte toujours particulièrement obstiné. Mais somme toute, un père se sera encore, pour ainsi dire, conformé aux usages du temps en désignant à sa fille le gendre de son choix. Sacrifier la tendre et aimante Belle pour sauver la peau d’un vieil homme épuisé et lessivé par la vie est-il vraiment si contraire à l’ordre des choses ? Pas vraiment. D’autant moins si l’on songe que pour ce père en déroute, la vision de l’union charnelle de sa tendre enfant avec un autre homme, quel qu’il soit – bouclier définitif contre le tabou universel de l’inceste filial – relève d’une scène insoutenable, où le fantasme fait de l’amoureux un satyre, de l’amant une bête à abattre.
L’instant des retrouvailles, lors du retour du patriarche au logis, donne d’ailleurs l’occasion d’un magique et troublant « pas de deux » entre père et fille, si affectueux, jouant d’une sensualité si franche, d’une familiarité si chaude et déliée qu’on en vient à douter du lien filial, à vérifier mentalement la distribution des personnages pour s’assurer que l’on ne fait pas erreur. Et subitement, on souhaite avec ardeur et anxiété que la Bête surgisse. Gendre idéal ou amant bestial peu importe, que l’être lunaire au visage sans nom, que l’être de chair et de nuit vienne donc enfin s’emparer de la Belle, qu’elle arrache au regard et aux enlacements paternels cette jeune fille avide d’amour. Et vite.
La rencontre entre la Belle et sa Bête, entre l’innocence à déflorer et la bestialité à apprivoiser sera d’une beauté absolue. Vous traversent toutes les images de récits vampiriques du 19ème siècle, lorsque la jeune fille au corps défaillant et abandonné, devenue met de choix pour une prédation nuptiale et charnelle, est couchée sur la table, offerte à la dévoration symbolique. Des répliques ardentes de cette vision originelle ponctuent l’apprivoisement réciproque, la Bête devenant sourdement désirable et le corps sacrificiel de la Belle de plus en plus maîtrisé, rayonnant d’ors grisés aux accents de lune (on pensera souvent aux robes couleur de lune, couleur du temps et couleur de soleil de Peau d’Âne).
Mais voici que l’idylle encore indicible est interrompue par un retour de la Belle auprès de son père malade. Les sœurs comptent les épaisseurs de broderies, dépouillent leur blonde et douce cadette en sautillant. On se réjouit sottement et gentiment, comme on plongerait les doigts dans une boîte de loukoums venus de confins exotiques et irréels mais opulents. Le corps de la jeune amoureuse n’est plus un sanctuaire mais le chemin le plus direct vers la richesse perdue. Je retrouve mon indignation d’enfant, décuplée par la faim d’amour. Peut-on tuer le père par amour pour une Bête ? Plutôt deux fois qu’une ! Père et mère s’il le fallait. Et la souffrance inouïe de la Bête, abandonnée à sa sauvagerie, les hurlements muets de son retour à l’état de nature, son agonie immense vous saisissent à la gorge sur un crescendo de cordes terribles puisées dans l’Adagio Lamentoso de « la Pathétique ».
L’union magnifique de la Belle et la Bête réunies, l’amour qui se dit enfin, pressé par le spectre de Thanatos, autorisent la métamorphose de l’être nocturne en prince radieux, une métamorphose ôtée à la vue, voilée de pudeur, enlacée dans un rideau-refuge, préservée par le secret des nuits et de la première étreinte. La lumière solaire qui incendie le plateau, le somptueux océan d’or liquide disent la puissance de la sève pulsée par ce rêve d’amour, qui irrigue jusqu’aux démons de la Bête, jusqu’à l’artiste enfin réconcilié corps et âme.
Saurait-on jamais vraiment donner à un artiste tout l’amour qu’il mérite. Saurait-on comment faire d’ailleurs… Des chiffres de vente ? Des critiques ? Des taux de réservation ? L’applaudimètre ? Des mains serrées ? Quel code social utiliser pour transmettre à Thierry Malandain que les éternels débats sur la nature de sa danse, que les critiques bonnes ou mauvaises sur son travail, ne nous racontent finalement rien sur ce qui nous importe réellement, sur ce qu’on aimerait qu’il sache sans ambiguïté, comme ça, à plat, comme le message émergeant d’un rêve dont on a oublié le contenu mais dont la sensation persiste violemment : sa sincérité, son intégrité et son exigence nous bouleversent.
L’élégance et la générosité de cette épiphanie de l’être dans les hautes lumières sont un baume bienfaisant qui rappelle à nos chuchotements et nos lueurs qu’il n’y a d’autre chemin que de suivre droit son cœur.
8 décembre 2015 - Eklektika
© Photos : Regard en Coin - Stéphane Bellocq