Bastringue, ou l’art presque perdu de la pêche au son (sans filet)

Ce dimanche 13 mars à 17h30, à la peña Or-Konpon de Bayonne, l’opus #11 de Bastringue donne carte blanche au duo Brussel et au percussionniste Richard Antez, pour deux sets musicaux hors temps, hors normes et hors contrôle.

Il est des rendez-vous de concerts vraiment atypiques, sans doute plus identifiés dans les grandes métropoles que dans nos contrées modestes, et qui portent nom d’Instants Chavirés à Paris, de Maison Peinte à Toulouse ou d’Einstein on the Beach à Bordeaux. Une persistance à donner asile et vitrine à des « pêcheurs de sons », sur des jauges de public restreintes autant par l’exigence de la programmation que par la modestie des lieux, y compris dans ces métropoles. Sur la côte basque, à Bayonne ou Anglet, croiser la route de Bastringue, c’est en résumé s’assoir face à un incurable passionné, Iban Régnier, un intarissable conteur, un de ces dealers de sensations sonores, fébriles et fascinants, qui consomment leur propre came en guise de cure de jouvence.

Mais alors, Bastringue, kesako ? Une marque de fabrique revendiquée haut et fort par le bonhomme, corps et âme de ce rendez-vous obstiné et irrégulier, depuis 2009. A l’évidence, d’après son créateur, il semble plus aisé de définir Bastringue par ce qu’il n’est pas, que par ce qu’il est. Bastringue n’est donc pas une salle de concert, pas un tourneur, pas un producteur et pourtant, Bastringue organise nombre de concerts et performances, jusqu’à pouvoir s’enorgueillir d’avoir contribué en 2015 à l’enregistrement d’un vinyle signé Bibi Konspire.

Au vu de la programmation, équilibriste, sans concession, voire parfois complètement barrée et drôle, on comprend vite que le mot d’ordre maison est l’ouverture à tous les azimuts sonores, pourvus qu’ils aient le goût du risque, l’esprit d’aventure et surtout l’impro vissée au corps. Et l’on se dit finalement qu’entre bal populaire, instrument dissonant et joyeuse pagaille, la définition de Bastringue la plus raccord serait presque celle de Victor Hugo, empruntée pour les Misérables à l’argot des prisons, à savoir « les outils nécessaires à une évasion ».

Une évasion organisée quasiment une fois sur deux dans les studios d’enregistrement Amanita à Anglet, écrin d’écoute de 1ère classe – ce qui permet à Bastringue de proposer aux artistes une capture professionnelle de leur performance, compensation « en nature » de la modestie des cachets. Le reste du temps, probablement inspiré par son métier de guide professionnel au Pays Basque, le maître de cérémonie joue avec un patrimoine bayonnais qu’il maîtrise comme pas deux. Son dada : faire sonner des lieux méconnus ou historiques, fermés ou en plein air (voûtes des remparts dans la peña Or-Konpon ce dimanche ou fontaine de la Place de Lacarre l’an passé).

Mais Bastringue, c’est aussi une forme d’éthique et de mantra déterminé, qui veut que la scène contemporaine et expérimentale ne soit pas un joujou sonore réservé à des auditeurs déjà acquis à la cause. Une posture quasi politique qui exige du public un engagement et une acceptation de la prise de risque. Le risque d’être surpris, embarqué yeux fermés dans l’inconnu, vers des univers poétiques intenses. La sauce prend, ou ne prend pas, mais on sait d’avance, en réglant ses 5 € ou en versant librement au chapeau, que l’on aura participé à un instant suspendu, un parcours de funambule, offert par ce que la scène expérimentale et improvisée propose en ce moment de plus costaud : Joëlle Léandre et Donik Lazro, Sylvain Darrifourcq et Ronan Courty, Charles Pennequin, Patrick Charbonnier et Olivier Bost, etc.

Sans trop de surprise, l’esthétique du funambule est aussi celle du modèle économique du projet Bastringue, porté sans soutien financier public ni mécénat privé par la seule passion dévorante de son inventeur. Parfois l’essoufflement, la fatigue, l’usure peuvent guetter l’homo bastringus : c’est que le bricolage permanent rend l’aventure aussi respectable et magique que, éventuellement, pas assez crédible, solide ou valorisante pour faire déplacer les artistes qu’il souhaiterait faire découvrir au public de ce « tout au bout de la France ». Sans omettre que la totalité des mini-recettes étant reversée aux musiciens, l’organisateur en est de son temps (forcément) mais de sa poche aussi, à chaque concert, afin de recevoir dignement les bourlingueurs du son qui font le déplacement. Reçus à domicile et régalés façon Rabelais à la table d’Iban, bon nombre d’artistes ont mesuré in vivo l’investissement de leur hôte d’un soir et le mot passe dans ce petit monde parallèle : chez Bastringue, on est reçus comme il faut et les conditions de jeu peuvent valoir le voyage.

Un joli conte. Et pourtant. Pourtant l’on se prend à rêver que de temps à autre la création contemporaine, les voies de traverse, les voix aventureuses, les propositions qui guerroient pour la musico-diversité trouvent enfin l’écho dont elles ont besoin pour vivre et tracer des routes autres, étroites mais essentielles. A rêver qu’un soutien public local prenne enfin forme à Bayonne. Pas l’aumône, pas de la bricole façon coup de peinture, histoire de, dans des salles perpétuellement provisoires car vouées à d’autres destins immobiliers, mais bien l’idée d’une ambition, qui ne se résumerait pas aux exigences du marché et qui ne relèguerait pas la création au rayon élitisme. Comme qui dirait : une politique tout court. Certaines salles ont trouvé subventionnement, mais ne grandissent pas pour autant. Le cœur palpitant du projet réside ailleurs, creuser toujours plus loin, ouvrir toujours plus large, se planter parfois, mais ne pas en démordre sur l’essentiel : sans prise de risque, il n’est point d’aventure. Le vertige est à ce prix.

11 mars 2016 - Ekletika
© photo : Sevàn l'Hostis

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