Projet artistique - ITEP* d'Eysines - Ibai Hernandorena - 2013

Utopia

Ce fut probablement une drôle d’équipée : Engrevain l’orgueilleux, Kay l’immense, Perceval le naïf, Sagramor l’impétueux, Galaad le pur, Lancelot l’amoureux, Karadoc le bras long, Bohort l’exilé… Chevaliers mythiques de l’ancienne matière de Bretagne, tous prirent place autour de la table ronde et répondirent à l’appel du roi Arthur Pendragon. Vaillants parfois, égarés souvent, dotés de forces inégales et de faiblesses certaines, chacun fit de la Table Ronde le lieu de construction d’une utopie commune, de la quête du Graal une occasion de partage et de fraternité, le cercle abolissant les préséances et les hiérarchies, chacun à égalité avec son voisin. La Table Ronde devint épicentre et port d’attache, point de départ et refuge de confiance, havre de paix et lieu de ressourcement entre deux épopées, deux aventures, deux voyages…

Dans le langage courant, l’utopie désigne l’impossible, la chimère, la part d’imaginaire, le rêve hors de portée. Pourtant, lorsqu’en 1516 Thomas More invente le mot Utopia à partir du grec (ou-topos : non-région), il entend décrire une île située « en aucun lieu » et dont le gouvernement idéal règne sur un peuple heureux. Utopia est-elle imaginaire, impossible ou tout simplement nouvelle ? Elle donnera en tous les cas naissance à un genre littéraire qui consiste à décrire une société idéale dans une géographie imaginaire, et les auteurs qui ont suivi les traces de More avaient plutôt pour ambition d’ouvrir le champ du possible et de l’explorer. Or, tout rêve n’étant pas chimère, ces fictions très politiques, suggèrent dès le 17ème siècle que misère, calamités et guerres ne sont pas une fatalité divine et qu’un monde meilleur, paisible, juste et bien gouverné est possible (La Cité du Soleil de Campanella en 1623, La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon en 1627, etc.).

Le projet Utopia, pensé pour l’ITEP* géré par l’association St Vincent de Paul Lamothe Lescure, se présente comme un kiosque de 5mx5m abritant une vaste table ronde et un banc circulaire éclairés en permanence par un plafond lumineux. Tenant lieu d’arrêt de bus devant l’Institut, Utopia est à la fois le symbole de l’autonomie des patients (accès aux transports), le point de départ vers le monde extérieur et un lieu possible de rassemblement, de retrouvailles et de partage. Posées dans l’espace public, la table ronde et son assise appellent à l’investissement d’un espace vécu habituellement comme un (non) lieu (de passage). L’appropriation du kiosque par ses usagers offrira en effet une bulle utopique d’échange ou un simple accès à l’indépendance selon que l’on s’attablera côte à côte ou que l’on tournera le dos à la table dans l’attente du bus… Et si le bus tardait à venir, d’infimes détails pourront happer le regard et stimuler l’imaginaire, comme autant d’hommages humoristiques et bienveillants rendus aux « différences » des patients de l’ITEP…

Une chaîne d’ADN double se cache sous la table tandis que le banc offre une assise aux "pieds-chromosomes" X et Y. Une faille rompt le cercle du banc, offrant un espace à l’inconnu, à l’étranger de passage, une brèche où glisser une chaise, un fauteuil roulant ou une Rossinante lassée des déambulations de son Chevalier errant. Puis des erreurs, des anomalies, des écarts, infimes et insolites, viennent semer le doute et brouiller les repères : n’est-ce pas un pied anachronique de style Henri 2 qui fait office de prothèse en lieu et place d’un pilier manquant ? Et quel chevalier des temps modernes a bien pu cadenasser son casque plutôt que sa monture ? Quel Don Quichotte a mené par erreur son heaume à l’écurie et laissé son cheval divaguer ? Concrètement, le plancher de bois et le plafond illuminé contribuent à détacher Utopia du reste de l’espace public, gommant les ombres, modifiant la temporalité, ouvrant la voie à la poésie et au rêve éveillé tandis que le bandeau extérieur, revêtu de miroir, reflète discrètement le monde alentour.

Point d’ancrage dans la ville, le kiosque s’inspire de l’esthétique épurée des stations services et devient un lieu de halte et de transit, à la fois délimité et ouvert, protecteur et passant, que patients de l’Institut et simples habitants d’Eysines seront appelés à utiliser ensemble, lieu d’urbanité dans toutes ses acceptions : un art de vivre la ville et une sociabilité douce conférée par un certain usage du monde, fût-il utopique.

*ITEP : Les Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques sont des établissements médico-sociaux qui accueillent les enfants, adolescents et jeunes adultes ayant des troubles d'ordre psychologique.

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"Éclairages"