Book d'Éliane Monnin - Céramiste

Et toutes les fleurs savent-elles parler  ?

Personnage éclectique aux inspirations tournées vers l’Antique, la Renaissance et le Baroque, l’architecte et décorateur Jean-Charles Moreux consacra plusieurs études au Cabinet de Curiosité et définit ainsi ce qui distingue l’objet de curiosité des autres : il doit « provoquer un effet de surprise qui se manifeste par une réaction, plus ou moins violente, devant l’inattendu. Il provoque de surcroît, et presque spontanément, le désir de connaître. Ajoutons qu’il amuse l’œil et l’esprit selon son degré de singularité, enfin, que sa valeur tactile est indubitable. » Il y a, au cœur du propre cabinet de curiosité de Moreux, une collection de « pièces excentriques » qui dénotent autant sa sensibilité aux objets naturels, à la sensualité de la forme, au plaisir de la matière, qu’à leur potentiel de rêverie et de merveilleux (l’appellation allemande du Cabinet de Curiosités, Wunderkabinet – Cabinet de Merveilles – marquant peut-être plus clairement la dimension onirique).

On retrouve, bien sûr, dans les créations d’Éliane Monnin, l’esprit du Cabinet de Curiosités classique et son moteur élémentaire : amasser, isoler, ordonner mais aussi inscrire l’objet rare dans un espace, un contexte qui le charge de signification. On y retrouve aussi quelque chose de la fascination pour la structure mathématique des objets naturels, pour le paradoxe entre l’irrégularité des formes et la formule qui se cache derrière la parfaite répétition des motifs, pour la nature productrice d’une pulsion de vie qui pourrait confiner à l’art, qui lui-même reproduirait quelque chose de la nature… Carapaces, épidermes, jaillissement végétaux, organiques, minéraux voient le jour dans une mise en scène troublante où l’obsession, la fascination-répulsion, l’angoisse… mais aussi l’humour, ne sont pas absents. C’est à la fois le merveilleux et le poétique, l’intime et l’émotion, qui jouent dans le travail d’Éliane avec les frontières entre les prodiges de la nature (naturalia), le tour de force artisanal et le langage artistique (artificialia).

Plus profondément, émanent des créations d’Éliane, la dimension du corps impliqué, de l’espace du corps. La dimension charnelle et corporelle de son travail transparaît avec force dans le cliché de son installation murale baptisée Au fond. Telle la Alice de Lewis Carroll, l’artiste y entreprend une plongée tête en bas vers un monde autre, inversé (puisque le sol du cliché est en réalité un mur d’atelier), plongée de l’autre côté d’un miroir en plein Pays (cabinet ?) des Merveilles. On repense à la petite boîte de verre contenant ce si petit gâteau où les mots Mange-Moi sont écrits en raisins secs. Gourmande, mais surtout poussée par sa vive curiosité, Alice savoure consciencieusement le biscuit et bientôt son corps s’allonge, s’étire, grandit si démesurément qu’elle songe à saluer ses pieds bientôt perdus dans le lointain… On repense au flacon Bois-Moi ou à l’éventail du Lapin Blanc qui ont le pouvoir de la faire rapetisser. De l’autre côté, dans le monde inversé, les états du corps et ses dimensions, son adaptation ou inadéquation, sa plasticité, sa malléabilité fondamentale, tout comme la perte et la reconquête d’identité sont un défi de chaque instant.

La série Etxeak d’Éliane Monnin, infinité de maisons miniatures (questionnant au départ le symbole de la maison basque, l’etxe) tout comme son projet d’installation Parure, évoquant des colliers de géantes faits de perles sculptures, sont autant d’expériences de l’espace impliquant un corps toujours en décalage ou invité à se frotter à une échelle de l’œuvre comme vecteur d’étrangeté. Sorte de boussole onirique de l’intime, les créations d’Éliane semblent ouvrir la voie vers un sens caché, se confronter aux distances, aux dimensions, à des motifs inconnus et pourtant si familiers. Monde aquatique ou entomologique, univers botanique ou lichénologique, visions lunaires ou géologiques… Ce sont toutes les manifestations du vivant et de la nature qui semblent prendre la parole dans un brouhaha silencieux que l’artiste s’emploie à décoder et ordonner pour nous, pétale après pétale, branche après branche,  écaille après écaille, épine après épine…  Le Miroir traversé,  dans le Jardin des fleurs animées, Alice devenue minuscule, s’adresse aux fleurs qui la prennent pour une des leurs : « O Lys Tigré, j’aimerais tant que vous sachiez parler ! ». Stupéfaite d’obtenir une réponse, la jeune fille poursuit : « Et toutes les fleurs savent-elles parler ? ». « Aussi bien que toi, répondit le Lys, et beaucoup plus fort. »

Janvier 2015

Éliane Monnin sur Ultrabook

Retour à la rubrique
"Éclairages"