Félicité d’Alain Gomis

Chant puissant et combat fragile à Kinshasa vers la beauté cachée du monde

Sur les écrans français ce mercredi après avoir illuminé les festivals de Berlin et Ouagadougou, le nouveau film d’Alain Gomis, lutte d’une femme pour son fils dans la ville-monstre congolaise de Kinshasa, est touché par une grâce sauvage, qui tient du Stabat Mater de combat autant que du documentaire hypnotique.

Après L’Afrance qui l’a révélé en 2001, puis Andalucia (2008) et Aujourd’hui (2013), le 4ème film du réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis ne lâche pas à l’écran le prénom-titre de son personnage principal, Félicité, et s’attache au parcours à travers la volcanique Kinshasa d’une chanteuse libre et taiseuse, confrontée au pire : voir la vie de son fils accidenté suspendue à une poignée de francs congolais à rassembler d’urgence.

Projeté le 8 mars dernier lors de la soirée d’ouverture des Rencontres Sur les Docks à Bayonne en présence du réalisateur, ce nouveau long métrage d’Alain Gomis, amenait dans ses valises l’Ours d’Argent et l’Etalon d’Or, tout juste glanés dans les festivals de Berlin et Ouagadougou. Ça pourrait clinquer, tout ça, mais non. Félicité est une œuvre à la tablature blues, âpre et chaude, une ode à la dignité des « sans dents », dédiée aux humbles de ce monde, sur lesquels Gomis pose un regard admiratif, lumineux et pudique. Le film est à l’image de l’homme : sans effet de manche, sans « plans malins » et sans intention de faire la leçon au spectateur non plus.

« Nyimba Mama, nyimba : chante Mama, chante »… Dès les premières secondes, le chant de Félicité, porté par les musiciens du Kasai Allstars, tente une effraction puissante et lancinante, impérieuse, telle l’entrée de la caméra dans ce bar de nuit, qui scrute les visages en mode documentaire, enregistre les frottements des êtres, les parades amoureuses dérisoires et splendides, les agacements des corps alcoolisés, les éclats de rire qui tournent baston sans crier gare.

Entrer dans le mystère Félicité, c’est peut-être comme le suggère l’un des clients du bar, « imaginer un mélange de toutes les beautés » et se souvenir des deux faces de la nuit. C’est peut-être aussi savoir ce que chanter veut dire pour une femme seule, mère de famille, pauvre parmi les pauvres de la capitale congolaise. Car le destin de Félicité, saisissante héroïne dont le regard contredit le sourire bardé de ronces, embrasse à pleine bouche celui de Kinshasa, la ville monstre, hydre chaotique vissée aux entrailles du continent, où les brasiers nocturnes crépitent vers des cieux muets et ingrats. Une ville où la règle de survie n°1 se résume avec humour à un article imaginaire de la constitution de RDC, emprunté au scoutisme local : « Article 15 : en cas de problème, débrouillez-vous ».

Entrer dans le mystère Félicité, c’est aussi pénétrer une âme incarnée par la clarté d’un Lied d’Arvo Pärt repris avec une profondeur radieuse par les musiciens de l’Orchestre Kimbanguiste, seul orchestre symphonique d’Afrique centrale. Une âme de feu, oiseau bleu tenant autant de Bukowski que de Maeterlinck, emmurée par la dureté du monde et d’un quotidien où préside la version tragique d’un surréalisme belge déglingué, portant les ombres cyniques de Léopold II, Mobutu puis Kabila père et fils.

« Regarde ! Si tu as soif, les rivières viennent à toi ! Si tu es affamé, voici le pain amer des hommes ! Et si on t’a fermé la bouche, ta plaie parle toute seule ! », écrit Eric Vuillard dans Congo (Editions Actes Sud, 2012). L’odyssée de Félicité, en quête de la somme nécessaire à l’opération urgente de son fils est une guerre de mouvement, armée par la nécessité, menée avec la fierté d’une Amazone sur un terrain de bataille où la pression économique violente anéantit ou décuple l’idée d’entraide et de fraternité, c’est selon. Une guerre qu’on ne gagne pas toujours, et qui peut vous ficher le malheur en travers de la gorge, y détruire le chant et les mots, faire vaciller l’essentiel.

Il faudra que surgisse l’amour de Tabu, colosse tendre et bricoleur de frigo d’opérette, soûlard magnifique au verbe candide et grandiose pour saisir au vol cette femme à terre, paralysée par un renoncement imminent. C’est sur les berges d’un fleuve nocturne qui ne coule que dans leurs songes secrets, dans ce « beau sommeil » où se réfugie Félicité, que celui qui ne la quitte pas des yeux, Tabu, attendra, frémissant, qu’elle se réconcilie, un peu, avec la beauté cachée du monde, et rejoigne la rive, sur la promesse farouche d’un amour qui accueille immensément et sans condition.

Après les traversées irrémédiables vers le déracinement, la solitude et la dissolution d’El Hadj, de Yacine et de Satché, héros de ses trois premiers films, Alain Gomis, cinéaste des affranchissements et des franchissements absolus, offre à Félicité la douceur des retours à la vie et la puissance du rêve. Un film suave et brûlant, organique et amoureux, qui vous empoigne au ventre et vous rafistole aussi sûrement le cœur qu’un riff survolté de Congotronic réorchestré par Bach.

29 mars 2017 - Ekletika

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